Echo d'évasion

Publié le 20 Septembre 2017

Je reproduis ici la tribune d'Ahmet Altan, parue dans Le Monde daté du 19.09.2017, qui m'a beaucoup touchée, et qui fait un peu écho à mon billet d'hier, en nettement mieux écrit...

Chacun son carcan?

 

Ahmet Altan : « Où que vous m’enfermiez, je parcourrai le monde illimité de mon esprit »

Dans une tribune au « Monde », Ahmet Altan, dont le procès s’ouvre mardi à Istanbul, écrit de la prison dans laquelle il est détenu depuis plus d’un an. Figure incontournable du journalisme en Turquie, il est accusé d’avoir soutenu la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.


Tribune. « Si tout ce qui est est dans un lieu, ce lieu même doit être dans un autre lieu, et ainsi indéfiniment », affirme le fameux paradoxe de Zénon d’Elée. Depuis ma prime jeunesse, j’ai eu la conviction que ce paradoxe était mieux adapté à la littérature, ou aux écrivains, qu’à la physique.

Je vous écris ces mots d’une cellule de prison. Ajoutez la phrase « Je vous écris ces mots d’une cellule de prison » à n’importe quel récit et vous vous retrouverez devant une tension vitale, une voix effrayante qui vous parle d’un monde sombre et mystérieux, un ton de résistance héroïque de la part d’une victime et un appel au secours compassionnel. C’est une phrase dangereuse qui pourrait être utilisée pour exploiter les sentiments des lecteurs. Et les auteurs pourront utiliser ce genre de phrases à leur guise s’ils considèrent qu’il est de leur intérêt de manipuler les sentiments des gens. Percevoir cette intention de l’auteur, parfois, suffit à susciter la pitié du lecteur.

Les rayons du soleil et le chant des oiseaux

Mais, halte ! Attendez et écoutez ce que j’ai à vous dire avant de battre les tambours de la miséricorde. Oui, je suis détenu dans une prison de haute sécurité au beau milieu d’un no man’s land. Oui, je demeure dans une cellule où la lourde porte de fer fait un bruit d’enfer en s’ouvrant et en se refermant. Oui, ils me donnent mes repas à travers un trou au milieu de la porte. Oui, même le haut de la petite cour pavée où je fais quelques pas dans la journée est recouvert de grilles en acier.


Oui, je ne suis autorisé à voir personne d’autre que mes avocats et mes enfants. Oui, on m’interdit d’envoyer une lettre, même de deux phrases, à mes proches. Oui, chaque fois que je dois aller à une visite médicale, ils me mettent des menottes qu’ils cueillent parmi les grappes de menottes. Oui, chaque fois qu’ils me font sortir, je reçois des ordres comme des coups de fouet : « Lève les bras, enlève tes chaussures. »

Tout cela est vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Les beaux matins d’été quand les premiers rayons du soleil viennent traverser la fenêtre et pénètrent mon oreiller comme des lances du crépuscule, j’entends les chansons enjouées des oiseaux de passage qui ont niché sous les combles de la cour, mais aussi le son étrange qui sort des bouteilles d’eau vides en plastique, qu’écrasent les prisonniers arpentant les autres cours. Je vis avec le sentiment que je réside encore dans ce pavillon avec un grand jardin où j’ai passé mon enfance ou alors, pour une raison bizarre et que je ne m’explique pas, dans ces hôtels français situés dans des quartiers animés, comme dans le film Irma la Douce.

Je cours le monde et ris parfois

Quand je me réveille avec la pluie d’automne qui frappe à la fenêtre, portant la fureur des vents du Nord, je commence la journée sur les rives du Danube, dans un hôtel avec des torches enflammées qu’on allume tous les soirs. Quand je me réveille avec le murmure de la neige s’empilant de l’autre côté de la fenêtre, en hiver, je commence la journée dans cette datcha aux énormes vitres où le docteur Jivago avait trouvé refuge. Jusqu’à présent, je ne me suis jamais réveillé en prison – pas une seule fois.

La nuit, quel bonheur, je vis des aventures pleines de rebondissements, je cours le monde. Je me promène d’île en île en Thaïlande, d’un hôtel à l’autre à Londres, parmi les rues d’Amsterdam, les labyrinthes secrets de Paris, je dîne dans les restaurants de bord de mer à Istanbul, je m’assois dans les petits parcs cachés entre les rues de New York ; les fjords de Norvège sont à moi, ainsi que les petites villes d’Alaska, avec leurs routes barrées par la neige. Vous pouvez me retrouver dans les rivières de l’Amazonie, sur les rivages du Mexique, dans les savanes africaines.

Je parle toute la journée avec des gens que personne n’a vus et que personne ne connaît, des gens qui n’existent pas et n’existeront que le jour où je les coucherai par écrit. J’écoute leurs conversations. Je vis leurs amours, leurs aventures, leurs espoirs, leurs soucis et leurs joies. Je ris parfois en arpentant la cour, parce que j’entends ces conversations ô combien divertissantes. Ce n’est pas ici, en prison, que je veux les mettre sur papier, alors j’imprime tout cela à l’encre noire de la mémoire dans les contrées secrètes de mon esprit.

Je sais que je demeurerai schizophrène aussi longtemps que ces gens resteront dans mon esprit. Je sais aussi que je me transformerai en écrivain quand ces gens commenceront à vivre sur les pages d’un livre. Je prends plaisir à m’amuser parmi les marées basses et hautes de la schizophrénie et de l’écriture. Je m’échappe de la prison comme de la fumée avec tous ces gens dans mon esprit. Ils peuvent avoir le pouvoir de m’emprisonner, mais personne n’aura le pouvoir de me garder en prison.

Pouvoirs magiques

Je suis écrivain. Si tout ce qui est est dans un lieu, ce lieu même doit être dans un autre lieu, et ainsi indéfiniment. Où que vous m’enfermiez, je parcourrai le monde illimité de mon esprit.

D’ailleurs, j’ai des amis partout dans le monde qui m’aident à voyager, dont la plupart me sont inconnus. Chaque œil qui lit ce que j’écris, chaque voix qui répète mon nom me tient la main et m’accompagne dans mon envol de petit nuage au-dessus des plaines, des sources, des forêts, des mers, des villes et de ses rues. Je suis accueilli paisiblement dans ces maisons, dans les salles à manger, dans les chambres à coucher.

Je parcours le monde entier dans cette minuscule cellule. Comme vous pouvez le deviner, je possède une arrogance divine – qui n’est pas souvent confessée, mais qui est chère aux écrivains et qu’ils se transmettent d’une génération à l’autre depuis des siècles et des siècles. Je possède une confiance qui s’est formée comme une perle dans les coquilles de la littérature. Je possède une immunité protégée par l’armure en acier de mes livres.

Je vous écris ces mots d’une cellule de prison. Mais je ne suis pas en prison. Je suis écrivain. Si tout ce qui est est dans un lieu, ce lieu même doit être dans un autre lieu, et ainsi indéfiniment. Vous pouvez m’emprisonner mais vous ne pouvez pas me garder en prison. Parce que, comme tous les écrivains, j’ai des pouvoirs magiques. Je peux traverser les murs avec facilité. Je suis le passe-muraille.

Traduit du turc par Levent Yilmaz

 

Ahmet Altan a été arrêté le 9 septembre 2016. Figure incontournable du journalisme en Turquie, il est accusé d’avoir soutenu la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 en « passant des messages subliminaux à la télévision ». « Taraf », journal dont il est le rédacteur en chef, est soupçonné d’avoir des liens avec la confrérie Gülen, du nom du prédicateur exilé aux Etats-Unis et accusé par le président Erdogan d’être le principal instigateur du coup d’Etat avorté.

 

à lire sur ©Le Monde 19.09.2017

Rédigé par Amice

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